Irak – « Mon diocèse n’existe plus »

À cause de l’avancée des combattants d’EILL, des milliers de chrétiens irakiens ont perdu leur patrie – L’Église catholique aide les chrétiens et les musulmans

Oliver Maksan, AED International

Adaptation Robert Lalonde, AED Canada

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©AED/ACN

L’archevêque Mgr Amel Nona lance un aimable « Ahlan wa sahlan, soyez la bienvenue » pour saluer une femme voilée à l’air apeuré entrée dans son bureau. Il lui offre de prendre place. L’archevêque chaldéen de Mossoul traduit les paroles frénétiquement prononcées en arabe par cette musulmane : « Elle vient juste d’arriver à pied de Mossoul ici à Tilkef, accompagnée de son fils, pour s’y réfugier. Il y a eu des combats entre le gouvernement et les rebelles sunnites. C’est pourquoi elle s’est enfuie. »

Il n’y a que trois kilomètres entre Mossoul et la localité de Tilkef, minoritairement chrétienne,mais un gouffre les sépare depuis que les islamistes ont conquis la ville. « Nous accueillons tout le monde ici, qu’il soit chrétien ou musulman, assure Mgr Nona en ajoutant : « C’est ce que nous enseigne notre foi : apporter de l’aide à chacun sans distinction de religion. Dieu aime chaque être humain. Voilà pourquoi nous devrions aider tout le monde. »

De fait, l’Église a ouvert ses établissements scolaires, jardins d’enfants et salles communautaires aux chrétiens ainsi qu’aux familles musulmanes. Alqosh, une localité chrétienne à une vingtaine de kilomètres de Mossoul, a accueilli 500 familles chrétiennes et 150 familles musulmanes. Plus de 700 familles, parmi elles également des musulmans, ont trouvé refuge à Tilkef. La localité est pleine à craquer. Les réfugiés ont même été logés dans une imprimerie pour livres liturgiques comme la famille de cinq personnes d’Habib. « Nous avons laissé tous nos biens à Mossoul. Nous ne sommes parvenus à sauver de Mossoul que les vêtements que nous portions, des documents et quelques cabas. C’est tout ce qui nous reste. J’ignore si nous pourrons y retourner un jour », raconte ce chaldéen catholique. Il hausse les épaules et ajoute : «  Je ne sais pas non plus que ce qui nous attend à l’avenir. »

IRAK 2AMgr Nona sait ce que ressentent les gens. Il a lui-même été un réfugié. Lorsque Mossoul a été conquise il y a trois semaines par les terroristes djihadistes d’EILL, lui et environ 5000 autres chrétiens se sont enfuis de cette deuxième plus grande ville d’Irak. Des centaines de milliers de musulmans ont également tenté d’échapper aux cruels guerriers d’Allah. Les déplacés sont estimés à environ 450 000 personnes. La plupart ont trouvé refuge dans la Région autonome du Kurdistan. « Mon diocèse n’existe plus, EIIL me l’a pris », constate l’archevêque.

Selon lui, trois quarts des quelque 10 000 membres de son diocèse seraient en fuite. « J’ignore s’ils pourront un jour retourner à Mossoul », déplore-t-il. L’ambiance chez les gens est d’autant plus sombre ici. « Il n’y a pas de place pour nous autres chrétiens au Proche-Orient », dit une femme qui s’est enfuie de Mossoul, avec ses quatre enfants. « Où voulez-vous qu’ils aillent maintenant ? Plus rien ne nous retient en Irak. D’abord la guerre en 2003, puis tous les troubles qui ont suivi lorsque nous les chrétiens sommes devenus les cibles de fanatiques. Et  maintenant, ça. Nous voudrions aller le plus rapidement possible en Occident. » Mais elle ne se fait pas d’illusion. « Des parents qui y sont déjà m’ont appris qu’il n’était pas facile d’y commencer une nouvelle vie. Mais nous y serons au moins en sécurité. Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans la peur. »

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Les évêques sont tout à fait conscients des réflexions de leurs fidèles. Lors du synode qui s’est achevé la semaine dernière, ils ont désespérément cherché des issues à cette crise causée par la progression d’EILL. « Il ne s’agit pas que de l’actuelle crise des réfugiés, explique Mgr Nona, le problème réside dans le fait qu’à cause de l’avancée d’EILL et des tensions entre sunnites et chiites, tous les chrétiens d’Irak ne se sentent plus en sécurité. Ils ne croient plus en un avenir dans ce pays. »

Pourtant, la saignée de cette chrétienté irakienne, dont les origines remontent à l’apôtre Saint Thomas, n’est pas récente. L’archevêque Nona calcule qu’avant 2003, lorsque les Américains sont venus pour renverser Saddam Hussein, plus de 25 000 Chaldéens vivaient rien qu’à Mossoul. Avant la vague actuelle de départs, il y en avait encore juste 5000. Au total, la chrétienté irakienne a perdu en dix ans environ les deux tiers de ses quelque 1,2 million de fidèles. Ceux qui sont partis se sont dispersés dans la région ou ont directement émigré dans les pays occidentaux.

Tout l’espoir des évêques se concentre maintenant sur le Kurdistan. Cela fait des années déjà que la Région autonome au nord de l’Irak constitue un lieu de refuge pour les chrétiens originaires de contrées agitées comme Mossoul et Bagdad. Beaucoup d’évêques croient qu’ils y trouveront une nouvelle patrie.

Aide à l’Église en Détresse a accordé 146 000 $ de secours d’urgence aux réfugiés de Mossoul.

SOEUR KINDA TARABECH À RADIO VILLE-MARIE

Kinda Tarabech

Sœur Kinda Tarabech aux côtés de Robert Lalonde

Dans le cadre de l’émission VUES D’AILLEURS, produite par l’Aide à l’Église en Détresse et diffusée sur les ondes de Radio Ville-Marie, le journaliste Robert Lalonde recevra, aujourd’hui, à 23h15, sœur Kinda Tarabech, une syrienne de la Congrégation des Sœurs de la Charité du Bon Pasteur.

Il sera alors entre autres question de ses activités auprès des jeunes réfugiés syriens pour qu’ils deviennent des constructeurs de ponts de paix.

C’est un rendez-vous!

En voici un extrait :

INTERVIEW AVEC LE PATRIARCHE LOUIS RAPHAËL 1er SAKO

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Interview avec le Patriarche Louis Raphaël 1er Sako, menée par Oliver Maksan, collaborateur de l’œuvre internationale de bienfaisance catholique Aide à l’Église en Détresse (AED) au Proche-Orient, consacrée à la situation actuelle en Irak. L’entretien a été réalisé le samedi 28 juin 2014 à Ankawa, près d’Erbil.

 « C’est l’heure la plus sombre de l’Irak »

Avez-vous l’espoir que l’État irakien perdure sous la forme actuelle ?

Non. Peut-être qu’il existera une unité symbolique et que le nom de l’Irak perdurera, mais de fait, nous serons en présence de trois zones indépendantes avec leurs propres budgets et leurs propres armées.

Quelles sont les conséquences de cette désintégration de l’État pour les chrétiens d’Irak ?

« C’est là toute la question qui se pose. Franchement, à l’heure actuelle, nous autres évêques sommes quelque peu perplexes. Ce sera peut-être au Kurdistan que pourrait se dessiner un avenir. De fait, de nombreux chrétiens y vivent déjà, mais il y en a encore beaucoup à Bagdad et certains vivent aussi à Basra, dans le sud chiite. Nous devons attendre de voir comment la situation évoluera. »

Le synode de l’Église chaldéenne s’est achevé vendredi à Erbil. Avez-vous décidé de mesures à adopter face à la crise des chrétiens réfugiés ayant fui les régions occupées ou menacées par l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) ?

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©AED/ACN

« Nous nous sommes intensivement penchés sur cette question. Nous avons aussi instauré une commission composée de cinq évêques originaires des régions concernées, chargée de s’occuper des premiers secours pour les réfugiés. Le consul américain et le consul français nous ont rejoints ici pour nous aider et développer une vision d’avenir, mais l’évolution est toujours en cours. Comme les autres évêques, je suis d’avis que la situation va empirer. L’Irak est actuellement fragmenté en trois zones, respectivement sunnite, kurde et chiite. De toute manière, les Kurdes bénéficient déjà de l’autonomie, les chiites quasiment aussi. À présent, c’est au tour des sunnites. L’Irak sera donc divisé. S’il en est ainsi, il est préférable de se réunir et de trouver un consensus pour éviter de nouveaux combats et pertes de vie humaines. »

Est-ce l’heure la plus sombre pour la chrétienté irakienne ?

« C’est l’heure la plus sombre pour tous. Les chrétiens ne sont pas persécutés. Parmi les réfugiés, il y a beaucoup plus de musulmans qui ont fui Mossoul et les environs. Mais ce qui nous inquiète énormément, c’est que l’émigration des chrétiens quittant l’Irak s’accroîtra. Lors de mon récent séjour en Turquie, dix familles chrétiennes originaires de Mossoul venaient juste d’arriver là et en une seule semaine, vingt familles ont quitté Alqosh, une localité majoritairement chrétienne non loin de Mossoul. C’est extrêmement préoccupant. Nous perdons notre communauté. Si la vie chrétienne en Irak s’arrête d’exister, notre histoire sera interrompue. Notre identité est menacée. »

Les pays occidentaux doivent-ils accorder des visas aux chrétiens irakiens ou non ?

« Ce qui est tragique, c’est que les familles sont séparées. Beaucoup vivent déjà en Occident. Les enfants demandent sans cesse aux parents pourquoi ceux-ci restent toujours au pays et ne les rejoignent pas. On ne peut pas stopper cette tendance. »

Il n’y a donc aucun espoir ?

« Peut-être que les plus âgés reviendront dès que la situation se stabilisera. Mais les jeunes resteront à l’étranger. Dans dix ans, il restera peut-être 50 000 chrétiens en Irak. Avant 2003, nous étions environ 1,2 million. En l’espace de dix ans, le nombre a chuté à quelque 400 000 à 500 000 fidèles. Nous ne disposons cependant pas de chiffres exacts. »

Que pouvons-nous faire, nous autres chrétiens d’Occident ?

« Les chrétiens d’Occident sont très faibles. Il y existe de bons chrétiens qui nous soutiennent à travers leurs prières et aussi matériellement, mais leur influence est minime. Globalement, l’Occident n’entreprend rien du tout. Nous sommes très déçus. Ils ne font que regarder avec indifférence ce qui se passe. Le football les intéresse beaucoup plus que la situation ici ou en Syrie. La politique occidentale ne poursuit que des intérêts économiques. La communauté internationale devrait faire pression sur les politiciens irakiens afin qu’ils trouvent une solution politique et constituent un gouvernement de l’unité nationale. »

Qu’est-ce que l’Aide à l’Église en Détresse pourrait faire pour les chrétiens en Irak ?

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« Priez pour nous. À l’avenir, nous aurons aussi besoin d’aide pour créer une infrastructure chrétienne dès que la situation se sera stabilisée. Nous aurons besoin de nouvelles maisons, il faudra reconstruire les usines et l’agriculture. Les localités chrétiennes restantes devront être modernisées. Pour réaliser tout cela, nous dépendons de l’aide extérieure. »

En votre qualité de personnalité tierce non impliquée, pourriez-vous endosser le rôle de médiateur dans la situation actuelle ? Du temps où vous étiez encore archevêque de la ville de Kirkuk, que se disputaient Arabes et Kurdes, votre porte était aussi ouverte à tous les partis.

« J’ai continué dans cette lancée à Bagdad, car c’est là que se trouvent tous les décideurs essentiels. J’ai notamment rendu visite au président du Parlement, mais maintenant, cette époque est révolue. La scission s’est considérablement aggravée. Comment pourrais-je aller à Falloujah, dans la province sunnite d’Al-Anbar ? Le problème réside dans le fait que les sunnites n’ont pas de véritable chef à Bagdad, habilité à s’exprimer en leur nom. »

Croyez-vous que la majorité des sunnites arabes soutienne EIIL ?

« Oui. De toute évidence. Ils ne partagent pas nécessairement leur idéologie, mais ils soutiennent l’objectif politique visant un changement de régime et la fondation de leur propre État. L’État islamique en Irak et au Levant veut fonder un État islamique avec des puits de pétrole pour islamiser le monde. »

Y a-t-il aussi un danger pour l’Occident ?

« Je pense que c’est un danger pour tout le monde. »

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Des voix s’élèvent pour réclamer une intervention des États-Unis dans le but de stopper l’avancée d’EIIL. Qu’en pensez-vous ?

« Non, je vois les choses autrement. Les Américains sont venus ici et ils ont commis beaucoup d’erreurs. C’est à cause d’eux que la situation se présente telle qu’elle est aujourd’hui. Pourquoi remplacer un régime par une situation pire encore ? C’est ce qui est arrivé après 2003. Les Américains ont destitué un dictateur, mais sous Saddam Hussein, avant, nous avions au moins la sécurité et du travail. Et qu’avons-nous maintenant ? La confusion, l’anarchie et le chaos. C’est aussi ce qui est advenu en Libye et en Syrie. Si l’on veut que la situation change ici, alors il faut éduquer les gens dans les établissements scolaires, médias et mosquées, les former à la liberté, la démocratie et à la construction de leur propre pays. Une démocratie calquée sur le modèle occidental est impossible à mettre en œuvre ici. Sous le régime politique précédent, avant 2003, nous n’avions pas de problèmes confessionnels. Nous étions tous Irakiens. Aujourd’hui, il est question de sunnites, de chiites, de chrétiens, d’Arabes et de Kurdes. »

Mais n’était-ce pas ainsi parce que Saddam Hussein maintenait les différents groupes d’une poigne de fer ?

« Peut-être que dans le contexte actuel, nous avons besoin au Proche-Orient d’un leader fort, mais qui serait simultanément juste et n’œuvrerait pas seulement dans l’intérêt de sa famille ou de sa tribu. »

Pour le moment, il ne se profile aucun leader aussi fort. Entrevoyez-vous malgré tout une chance d’empêcher la désintégration de l’Irak et de trouver une solution politique ?

« Cette possibilité existera dès l’instant où l’Occident et nos voisins tels que l’Iran, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite le voudront. »