Interview avec Sa Béatitude le cardinal Béchara Boutros Rahi – le patriarche des Maronites demande l’aide de la communauté internationale.
Olivier Maksan, AED International
Adaptation Robert Lalonde, AED Canada
Votre Béatitude, combien de Syriens ont-ils cherché refuge jusqu’à présent dans votre pays ?
Mgr Rahi : Environ 200 000 sont enregistrés, mais selon d’autres estimations, ils sont beaucoup plus nombreux ; il devrait y avoir entre-temps un demi-million de réfugiés.
Combien d’entre eux sont-ils chrétiens ?
Mgr Rahi : La majorité d’entre eux ne sont certainement pas des chrétiens puisque ceux-ci constituent une minorité en Syrie. Mais bien entendu, il y a aussi des chrétiens qui sont venus trouver refuge chez des amis ou des proches et qui, souvent, ne sont même pas enregistrés. Toutefois, il y a aussi beaucoup de déplacés chrétiens en Syrie même. Ils sont nombreux à avoir fui Homs pour se rendre dans les villes de Damas ou de Latakia.
Au lieu d’aller en Jordanie ou dans d’autres pays de la région, les chrétiens cherchent-ils plutôt refuge au Liban, dont de vastes contrées sont largement chrétiennes ?
Mgr Rahi : Pas nécessairement. Ils fuient là où ils trouvent refuge. Il est toutefois exact de dire que le Liban est plus ouvert. Cependant, je voudrais faire aussi remarquer ici les difficultés que nous rencontrons. Il est inconcevable qu’un petit pays comme le Liban porte seul tout le poids des réfugiés. Déjà aujourd’hui, nous avons 500 000 réfugiés palestiniens de légèrement à lourdement armés. Je lance un appel afin que les réfugiés soient répartis dans les pays de la région, mais surtout pour qu’ils soient hébergés en Syrie même, dans des régions sûres. Nous autres Libanais ouvrons nos cœurs et nos portes, mais le Liban ne pourra supporter cette quantité de réfugiés ni sur le plan économique, social ou politique, ni au niveau de sa propre sécurité.
Craignez-vous un déséquilibre confessionnel au Liban ?
Mgr Rahi : Non, pas en matière d’équilibre politique. En effet, pour que celui-ci puisse être perturbé, il faudrait être citoyen libanais. Je pense plutôt ici aux aspects sociaux, économiques et humanitaires. Vous savez, nous ne sommes que quatre millions de Libanais. De telles quantités de réfugiés ne peuvent pas rester sans conséquence. Par ailleurs, parmi les gens qui entrent dans notre pays, il y en a qui sont armés et amènent ici leurs conflits syriens. Cela dépasse nos possibilités. Nous nous engageons à 100% pour l’amour fraternel du prochain, mais nous voulons aussi préserver notre culture libanaise.
Pensez-vous que le moment est arrivé d’interrompre le flux de réfugiés qui viennent au Liban ?
Mgr Rahi : Malheureusement, personne ne le fait. Le Liban est incapable de fermer ses frontières. Il faudrait que les États arabes et la communauté internationale fasse un geste. En outre, comme je le disais déjà, il faut créer en Syrie même des zones de refuge sûres. Cela faciliterait leur retour dans leurs localités d’origine à la fin du conflit. Une fois à l’étranger, les réfugiés tentent toujours de passer dans un pays occidental. Nous sommes en train de perdre non seulement des musulmans, mais aussi des Alaouites et des chrétiens. Or, des citoyens doivent rester dans leur propre pays.
Les classes politiques du Liban débattent-elles des charges causées par les réfugiés syriens ?
Mgr Rahi : Oui, mais très rapidement, il est question ici de calcul politique. Si l’on peut profiter de la présence de certains groupes ici au Liban, qu’ils soient partisans ou opposants du régime syrien, il y a toujours des gens qui instrumentaliseront ces pauvres réfugiés. Cela perturbe notre vie sociale et politique. Nous avons déjà vécu cette situation avec les réfugiés palestiniens et nous les avons accueillis. Cependant, ils ont alors causé la Guerre civile du Liban. Nous sommes partisans des Palestiniens et de leur juste cause, mais nous ne pouvons pas accepter qu’ils dressent leurs armes contre nous et nous menacent. C’est aussi valable pour les Syriens. Si on les instrumentalise, qu’on les arme et qu’ils créent des problèmes internes au Liban, qui nous assistera alors ? C’est pourquoi les États arabes et la communauté internationale doivent nous aider maintenant à résoudre les problèmes pouvant survenir.
Pensez-vous que l’Histoire de 1975 se répétera ?
Mgr Rahi : Non, ce que je dis, c’est que nous devons tirer des leçons de l’Histoire et ne pas en répéter les erreurs.
Dans plusieurs pays occidentaux, on débat de la possibilité d’accueillir des minorités religieuses, et surtout des chrétiens de Syrie. Êtes-vous partisan d’une telle solution humanitaire ?
Mgr Rahi : Non, on viderait ainsi le Proche-Orient de ses minorités chrétiennes établies de longue date. Les chrétiens vivent ici depuis l’époque de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils ont largement contribué à la culture arabe. Pour cette raison, faciliter l’émigration chrétienne porterait préjudice aux pays arabes d’aujourd’hui. Les chrétiens doivent rester le sel de la terre en Orient. Si l’Occident veut vraiment nous aider, qu’il contribue alors à ce que la guerre en Syrie se termine. Par ailleurs, il devrait nous aider plus généralement à endiguer l’exode des chrétiens de toute la région.
Comment l’Occident peut-il mettre un terme au conflit en Syrie ?
Mgr Rahi : Personne n’ignore plus entre-temps que des États occidentaux et orientaux mènent la guerre en Syrie, que ce soit aux côtés du régime ou de ceux de l’opposition. Ils envoient des armes et des combattants, autant au régime qu’à ses adversaires. Cela veut dire qu’il existe des États qui, sans égard pour la Syrie ou les Syriens, font la guerre. Ce n’est pas le bon chemin vers la démocratie. La communauté internationale doit apporter son aide afin que le gouvernement et l’opposition se réunissent autour d’une table pour négocier et résoudre ainsi leurs problèmes. Cet objectif ne sera atteint ni par la violence ni par la guerre. Aucune solution n’est jamais née de la guerre, mais seulement du dialogue.
Cette table ronde que vous exigez devra-elle aussi permettre à Bachar el-Assad, l’actuel président de l’État syrien, d’y siéger ?
Mgr Rahi : Pourquoi pas ? Il y a plusieurs partis en Syrie. Le gouvernement et l’opposition et le peuple syrien. Si vous ne voulez pas qu’il s’agisse d’un monologue, vous avez besoin de deux groupes pour un véritable dialogue. Avec qui voulez-vous parler sinon avec le président ? Si la communauté internationale veut vraiment la paix et la démocratie en Syrie pour le bien du peuple, elle doit contribuer à l’instauration d’une table ronde réunissant les deux côtés. Ce pays qui a vu naître une grande civilisation, qui est aussi une civilisation chrétienne, est en train de se disloquer et de se désagréger. Voilà pourquoi la communauté internationale doit installer d’urgence une table ronde.
Demain : « Ce ne sont pas des chiffres, ce sont des êtres humains »
Extrait : « Le soutien au village chrétien de Rableh, proche de la frontière libanaise, est absolument décisif. Ses habitants qui, à l’origine, étaient environ 12 000, y sont cernés depuis juillet 2012. Les donateurs de l’AED nous aident à approvisionner les gens en vivres et en médicaments, par exemple pour les bébés. »